Intégrer la Torah
« וְאֵלֶּה, הַמִּשְׁפָּטִים, אֲשֶׁר תָּשִׂים, לִפְנֵיהֶם - Et voici les lois (« Michpatim ») que tu disposeras devant eux. » (1)
Ainsi commence l'exposé des nombreux « Michpatim », ces mitsvot qui relèvent pour la plupart du droit civil, et ont la particularité d'être relativement explicables par leur intérêt sociétal, contrairement à d'autres parties de la Torah moins faciles à comprendre. Rachi, se basant sur le Midrach commente :
« Le mot « voici » vient en général en rupture avec ce qui précède. Mais la formule « et voici » vient au contraire rattacher à ce qui précède. De même que ce qui précède [à savoir le don de la Torah avec les Dix Commandements] a été donné au Sinaï, ainsi [les Michpatim] proviennent également du Sinaï. »
On explique généralement qu'on aurait pu croire que ces lois sont la prérogative de l'homme qui légifère sur sa vie en société, et c'est pourquoi la Torah les resitue dans le cadre de la Révélation divine. C'est fondamental : même si elles sont accessibles à l'intellect et que le Talmud les étudie avec une très grande rigueur logique, elles n'en demeurent pas moins divines dans leur noyau, et ce substrat transcendant se fait aussi ressentir dans l'étude. Par exemple, notre Paracha détaille les lois des chomerim (personnes ayant la charge d'un objet confié) qui occupent également des dizaines de pages du Talmud largement étudiées dans les Yechivot, avec une grande exigence de compréhension. Pourtant, celles-ci se terminent par le fait, beaucoup plus difficile à appréhender, que si un objet m'a été confié par une personne qui travaille pour moi au moment du prêt, je n'ai aucune responsabilité quant à la garde de l'objet ! Voilà une loi à laquelle la raison se heurte, en tout cas au premier abord. Les Michpatim s'offrent donc à ma compréhension, mais la dépassent.
Mais voyons les choses dans l'autre sens.
Heureusement que toute la Torah - et pas seulement notre Paracha, est d'origine divine. Mais plus précisément, Rachi vient ici rattacher les Michpatim au contexte de l'expérience du Sinaï, et ce faisant, il vient « ajouter » (selon les mots du Midrach) à la teneur de la révélation sinaïtique. Celle-ci n'était pas purement verticale et subie, puisque la partie des Michpatim, sur laquelle notre intellect semble avoir une plus grande prise, en fait pleinement partie. Plus encore : les Michpatim ne sont pas seulement une partie intégrante de Matane Torah, le don de la Torah. Parmi toutes les Mitsvot, ils sont présentés en premier, juste après le récit de la révélation. Et ce n'est pas anodin, puisqu'on retrouve le même motif dans la Torah Orale. La première Michna des Pirkei Avot en relate l'historique : «משֶׁה קִבֵּל תּוֹרָה מִסִּינַי, וּמְסָרָהּ לִיהוֹשֻׁעַ, וִיהוֹשֻׁעַ לִזְקֵנִים, וּזְקֵנִים לִנְבִיאִים, וּנְבִיאִים מְסָרוּהָ לְאַנְשֵׁי כְנֶסֶת הַגְּדוֹלָה. הֵם אָמְרוּ שְׁלשָׁה דְבָרִים, הֱווּ מְתוּנִים בַּדִּין - Moché reçut la Torah au Sinaï, il la transmit à Yehochoua, puis Yehochoua aux Anciens, et les Anciens aux prophètes, et les prophètes la transmirent aux hommes de la Grande Assemblée. Ceux-ci donnèrent trois enseignements. [Le premier s'adresse aux juges :] « Soyez circonspects dans le jugement » (...). » (2)
Rabbénou Yona, dans son commentaire de cette même Mishna, cite un Midrash qui note que le don de la Torah est non seulement suivi immédiatement des Michpatim, mais également précédé par eux, avec l'instauration de juges locaux suite au conseil de Yithro (3). Ce qui pousse le Midrash à comparer la Torah à une princesse qui ne sort qu'entourée de sa garde rapprochée. Comment comprendre une telle configuration ?
Commençons par remarquer le paradoxe inhérent au don de la Torah. Celle-ci, nous disent les Sages, précède le monde. Elle est Vérité absolue, libre de toutes les contingences de ce monde, fussent-elles logiques. Elle reflète la Sagesse (חכמה) du Créateur qui S'en est inspiré pour créer. Que l'homme, créature limitée, puisse se saisir de la Torah, qui est illimitée, est tout aussi prodigieux que le fait qu'une âme spirituelle puisse être associée à un corps matériel. C'est pourtant bien cela, le miracle de Matane Torah. « וְהָהָר בֹּעֵר בָּאֵשׁ, עַד-לֵב הַשָּׁמַיִם - Et la montagne était incandescente jusqu'au cœur du ciel » (4), telle une petite ampoule qui serait soumise à une tension électrique beaucoup plus forte que ce qu'elle peut tolérer. La Guémara enseigne que chacun des dix commandements tua sur le coup les hébreux réunis au Mont Sinaï - au point qu'ils durent à chaque fois être ressuscités (5). Dans Matane Torah il y a « Torah », la vraie Torah infinie, pas une copie ou une vulgarisation ; et il y a « Matane », le don, c'est-à-dire qu'on est apte à la recevoir. Rachi (sur Chemot 20,1) rapporte que les dix commandements ont d'abord été dits en une seule parole - c'est cette Torah absolument unifiée et complètement hors de portée des catégories de l'entendement, avant d'être divisée en dix parties, de manière à pouvoir être saisie par l'intellect, qui ne sait penser que les objets limités, distincts.
Au Sinaï, il y a donc d'abord l'expérience d'une Torah qui nous dépasse totalement, ne nous laisse pas de place. C'est une Torah authentique et infinie, qui nous est donc en quelque sorte imposée, les Hébreux étant décrits comme « en dessous de la montagne » (6) comme contraints d'accepter sous peine qu'elle ne les écrase. Dans la Paracha précédente, les Bené Israël promirent : « Tout ce que HaShem a dit, nous le ferons (naassé) »(7). Subordination des actes et du cœur, qui est fondamentale, mais n'est qu'une première étape. Dans notre Paracha, la formule est complétée : « Nous le ferons et nous le comprendrons (naassé venichma) » (8). La Torah nous est donnée, il nous est donc possible de la com-prendre. Lorsque Rachi nous dit que les Michpatim font aussi partie de la révélation au Sinaï, voilà ce que cela implique : ils représentent la face de la Torah qui, prodigieusement, se prête à l'exercice de l'intellect. Ils l'entourent comme les gardes entourent la princesse, explique Rav Lopiansky, car ils sont l'interface qui lui permet d'avoir une prise dans ce monde fini. Ils suivent immédiatement la révélation du Sinaï, car ils agissent comme une entrée, une poignée : c'est par l'étude rigoureuse que nous pourrons avoir accès à la Torah infinie. Non pas que l'on puisse se l'approprier entièrement, mais il est déjà remarquable que l'on puisse y avoir accès. « לֹא עָלֶיךָ הַמְּלָאכָה לִגְמֹר, וְלֹא אַתָּה בֶן חוֹרִין לִבָּטֵל מִמֶּנָּה - Il ne nous incombe pas de terminer la tâche - mais nous ne pouvons pas nous en désister. » (9)
« Et voici les lois que tu disposeras devant eux ». Que veut dire « disposer devant eux » ? Rachi commente : « comme une table dressée (choulkhan aroukh) devant l'homme, prête pour qu'il puisse manger ». Il ne s'agit pas de faire entrer la Torah en nous à coups de massue. Il s'agit de la présenter devant nous d'une manière qui nous permette de l'intégrer, de la « digérer ». La métaphore de la digestion n'est pas anodine puisque par notre compréhension nous pouvons transformer la Torah que nous étudions en une partie de nous-mêmes. C'est peut-être la raison pour laquelle nous avons l'habitude de célébrer la conclusion de l'étude d'un traité du Talmud par un repas festif. Le Ramban comprend d'ailleurs que c'est précisément ce que faisaient les « élus parmi les Benéi Israël » qui après Matan Torah ont « mangé et bu » (10) à la fin de la Paracha. Le projet de Matane Torah est donc que l'on puisse acquérir la Torah, la faire nôtre par une étude rigoureuse et un effort intellectuel immense d'intégration (le amal). La Torah ne se réduira jamais à ce que l'on en comprend, mais nous grandissons à la mesure de ce que nous en comprenons.

1 Shemot - Exode 21,1 (le premier verset de la Parasha)
2 Pirkéi Avot 1,1.
3 Shemot - Exode 18,14-24
4 Devarim - Deutéronome 4,11.
5 Shabbat 88b
6 Shemot - Exode 19,17.
7 Ibid. 19,7.
8 Ibid. 24, 7.
9 Pirké Avot 2,16
10 Shemot - Exode 24,1.
